Bien entendu, l’image photographique ne peut, comme le fait la peinture, aspirer à une abstraction pure. Cela est du à sa définition: elle est un mécanisme qui permet de fixer l’image d’un objet réel¹. Un dispositif optique, comme un objectif ou un sténopé, capte la lumière ambiante et la projette sur une surface photosensible. Cette surface, qu’elle soit une pellicule argentique ou un capteur numérique, va réagir à différents degrés selon l’intensité de la lumière reçue; elle peut ainsi enregistrer l’image momentanément projetée par l’objectif.
Les peintres abstraits ne cherchaient pas à renier la réalité, mais plutôt à faire avancer la peinture en la libérant des contraintes formelles du réalisme. Ils ont dégagé le vocabulaire qui lui était propre en la ramenant à ses éléments essentiels: la matière, la forme, la couleur. La peinture ne devait plus rien au reste du monde: elle valait en elle-même. C’est cette pensée qui sous-tend tout l’art moderne du vingtième siècle.
Mais la phototographie n’est-elle pas, comme on l’a vu, condamnée à platement représenter le réel? On pourrait le croire, mais cela serait compter sans le regard novateur de certains photographes. En effet, lorsqu’elle est porteuse d’une vision suffisamment forte, l’image photographique peut déjouer le réel et le transformer au point de le rendre méconnaissable. Ici, l’objet photographié n’étant pas immédiatement identifiable, ce sont la lumière, la texture et la composition qui deviennent le véritable sujet de la photographie. Elle n’est alors plus l’image d’un lointain ailleurs, mais un objet concret que l’on peut ressentir au temps présent, sans distanciation.
Les vastes paysages aériens d’Edward Burtynsky ont brillamment réussi ce tour de force. Bien que ces photographies s’inscrivent clairement dans la tradition naturaliste d’Ansel Adams, ce n’est pas leur réalisme qui fascine au premier abord mais bien leurs fortes qualités esthétiques. Elles emploient des cadrages très larges, embrassant souvent plus d’un kilomètre, dans lesquels nos repères habituels se dissolvent pour laisser place à une singulière impression de jamais vu.
Mentionnons aussi, dans sa propre catégorie, la série Freischwimmer de Wolfgang Tillmans. L’artiste a développé une technique unique, sans appareil photo ou dispositif optique, qui lui permet de «peindre» directement avec la lumière. Tillmans a toujours refusé l’évidence de la représentation; il s’en libère ici totalement.
L’image photographiée, bien qu’elle ne soit jamais réellement abstraite, peut très certainement dépasser la simple figuration et, comme chacun des arts, servir à évoquer plutôt qu’à décrire. ◼︎
- La photographie sans dispositif optique (light painting) faisant exception.